Interview avec Aroa Gomez Marin, neuropsychologue et formatrice sur le module Gestion des Émotions dans le cadre du programme Re-boost à l’Université Paris Descartes en 2016. Elle était parmi les invités de notre MoveUp RH sur l’agilité émotionnelle.

Pouvez-nous présenter en quelques mots votre intervention sur l’intelligence émotionnelle (via le programme Re-Boost) ? Pourquoi cet axe-là vous a-t-il intéressé particulièrement ?

En tant que psychologue clinicienne, j’ai pu apprendre le rôle central des émotions dans la vie des gens. Toute thérapie psychologique utilise les émotions comme pont pour arriver jusqu’à la vie cognitive de la personne, les schémas de pensée ou la manière qu’elle a de comprendre la réalité. Lors de ma collaboration avec Re-Boost mon intérêt était de dépasser cette approche individuelle et d’aborder les émotions depuis le point de vue du groupe. L’objectif des formations Re-Boost était de fournir à des jeunes les compétences personnelles nécessaires pour assurer leur bon futur professionnel; à travers des formations intensives, où l’un des axes principaux était le travail sur l’intelligence émotionnelle. La gestion des émotions dans le monde professionnel est prioritaire, pas seulement parce que les émotions peuvent représenter un avantage dans la réussite des personnes mais aussi parce que la gestion des émotions est un indicateur du succès d’une entreprise.

En tant que neuropsychologue, comment définiriez-vous l’intelligence émotionnelle ?

Une des définitions classiques explique l’intelligence émotionnelle comme «la capacité de percevoir avec précision, d’évaluer et d’exprimer des émotions ; la capacité d’accéder et / ou de générer des sentiments lorsqu’ils facilitent la pensée; la capacité de comprendre les émotions et les connaissances émotionnelles; et la capacité de réguler les émotions pour favoriser la croissance émotionnelle et intellectuelle » (Mayer et Salovey, 1997). En tant que neuropsychologue je définirait l’intelligence émotionnelle comme l’activation, par l’apprentissage, de nouveaux circuits neuronaux qui nous permettent d’identifier, comprendre et contrôler les réponses émotionnelles qui sont généralement inconscientes.

Que représente l’agilité émotionnelle pour vous ?

Pour moi, le concept d’agilité émotionnelle fait référence à une des compétences qui fait partie de la définition de l’intelligence émotionnelle exposée antérieurement. Dans ce cas, l’agilité émotionnelle représenterait la flexibilité dans le contrôle des émotions. C’est-à-dire, la capacité d’adapter mes émotions selon le contexte où je me trouve. La capacité à être flexible. Personnellement je préfère le terme d’Intelligence Émotionnelle classique car il nous aide à nous éloigner de l’idée, encore très répandue, d’intelligence où l’on mesure uniquement quelques compétences cognitives telles que la logique, le raisonnement ou la mémoire. Le concept d’intelligence émotionnelle nous permet de valoriser des compétences personnelles de “savoir être” qui sont également déterminantes pour le succès personnel et professionnel.

Scientifiquement, d’où viennent les émotions ? Comment fonctionne l’intelligence émotionnelle par rapport à notre cerveau ?

Les théories classiques évolutionnistes ont situé les émotions dans le système limbique en exclusivité, justifiant leur présence comme nécessaire pour la survie de l’espèce. Des progrès scientifiques postérieurs ont découvert que les zones cérébrales provoquant une émotion ne se limitent pas uniquement au système limbique mais implique également la participation d’autres zones plus éloignées, notamment le cortex préfrontal. On sait également que les différentes émotions ne sont pas le fruit de l’activation d’une seule structure cérébrale sinon qu’elles sont le résultat de l’activation d’un circuit de connexions déterminées qui permettent la communication entre les différentes zones du cerveau. D’autres théories plus récentes, comme celles de Lisa Feldman, défendent l’idée que toute émotion est le résultat d’un processus d’apprentissage et, ainsi, l’absence de zones ou circuits dont la fonction émotionnelle serait établie génétiquement. La “localisation” des émotions dans le cerveau est donc un sujet encore d’actualité et en évolution. Il est très compliqué de déterminer où l’intelligence émotionnelle se situe dans le cerveau car il s’agit d’un concept ample qui implique un apprentissage approfondi et du contrôle cognitif. Mais pour répondre à la question, il serait logique de penser que cette prise de conscience et mise en place de stratégies doit avoir lieu principalement dans le cortex préfrontal, car c’est la partie du cerveau qui nous permet de contrôler, analyser et planifier l’action.

Selon vous, existe-t-il des idées reçues sur l’intelligence émotionnelle (aussi appelée IE) qui soient infondées ?

On entend encore aujourd’hui parler d’intelligence émotionnelle dans des contextes très particuliers qui amènent le public à l’associer à ce contexte. Par exemple, il existe une tendance à penser que l’intelligence émotionnelle a pour objectif de supprimer les émotions négatives. L’intelligence émotionnelle (IE) serait utilisée dans ce cas comme un outil dans la poursuite du bonheur. Cependant, il est très important de clarifier que l’IE n’est pas un synonyme de suppression des émotions négatives mais une compréhension de ces émotions pour pouvoir les accepter et les contrôler en bénéfice de notre développement personnel et professionnel. D’autres personnes peuvent penser qu’il s’agit d’un outil de manipulation ou d’une manière de profiter des émotions de l’autre avec un intérêt, par exemple, commercial. Dans ce cas, on parlerait de l’utilisation des émotions dans le marketing. Il y a également l’idée que cela ne peut pas s’apprendre, et que ce type de “compétence” en lien avec les émotions est liée à la personnalité. Toutes ces idées reçues sont le résultat d’un manque d’information et surtout de formation sur le sujet mais qui sont en train d’évoluer avec la société.

Peut-on mesurer l’intelligence émotionnelle d’un individu ? De quelle manière ?

Oui, il existe des questionnaires validés tel que The Trait Emotional Intelligence Questionnaire (TEIQue) créé par le Docteur K. V. Petrides, du Psychometric Laboratory in University College London (UCL) qui mesurent ce type d’intelligence. Par auto-affirmations, ces questionnaires créent un profil à base de différents critères qui font partie de la définition d’intelligence émotionnelle. Il est important de bien différencier les questionnaires validés, qui respectent les critères statistiques nécessaires de fiabilité et fidélité, des autres versions, que l’on peut trouver facilement sur internet et qui n’ont pas de validité statistique.

Le Quotient Intellectuel (QI) et le Quotient Emotionnel (QE) peuvent-ils prédire notre réussite professionnelle ?

Oui, en effet. Ces deux concepts ont, évidemment, un impact direct sur le type de poste et la réussite professionnelle d’une personne. Le problème est qu’on a considéré le QI comme le seul indicateur de prédiction de la réussite professionnelle et on a ignoré ces compétences émotionnelles. Daniel GOLEMAN, psychologue spécialiste dans l’étude de l’intelligence émotionnelle, affirme que notre réussite professionnelle dépend moins de notre QI ou de nos diplômes que de notre savoir-faire émotionnel. Notre propre expérience peut nous montrer comment le QE est un meilleur indicateur de réussite professionnelle. Pour cela, je vous demande de penser à cette personne que vous connaissez qui, sans avoir fait une grand école ou même fini ses études, a réussi à créer une entreprise à succès, ou à cette autre personne qui, malgré ses diplômes, n’arrive pas à garder son travail. Avoir un titre ou un diplôme pourra nous aider à trouver un bon emploi, mais le garder et évoluer dans l’entreprise dépend plus de nos softs skills que de notre QI.

Existe-t-il des moyens pour travailler son IE ?

Bien évidemment ! L’intelligence émotionnelle est une compétence qui s’apprend et qui évolue avec l’être humain. Même s’il y a des personnes qui possèdent ces caractéristiques de manière “naturelle”, on peut l’apprendre et la développer de la même manière que l’on peut entrainer l’oreille pour apprendre la musique, ou notre corps pour danser. Il s’agit de plasticité neuronale. L’idéal pour nous en tant qu’individus et en tant que société serait de pouvoir travailler ce type de compétence pendant l’enfance. Mais il existe également des avantages à réaliser ce travail à l’âge adulte, telle que la réflexion que l’on peut faire sur la vie professionnelle et l’impact des émotions sur cette dernière une fois qu’on l’a vécu personnellement.

L’intelligence émotionnelle favorise-t-elle le leadership ?

Oui, en effet. L’intelligence émotionnelle est probablement une des caractéristiques les plus importantes chez un bon leader. Un leader est quelqu’un avec un certain « charisme » qui rassure les gens. Il s’agit d’une personne qui sait comment communiquer avec son équipe, identifier les conflits et qui transmet de l’énergie et de la motivation. En termes d’intelligence émotionnelle, on peut dire qu’un leader connaît les émotions, sait les transmettre de manière adaptée et, le plus important, sait les gérer. La relation entre leadership et intelligence émotionnelle a été un axe qui a beaucoup intéressé les chercheurs. De nombreuses oeuvres, telles que “Primal leadership : unleashing the Power of emotional intelligence” (Goleman, Boyatzis et Mckee) expliquent en détail le lien entre leadership et intelligence émotionnelle. Elles présentent des études qui montrent l’effet de l’intelligence émotionnelle sur l’amélioration de leur leadership et les conséquences sur l’entreprise.

L’intelligence émotionnelle peut-elle aider les managers à prendre des décisions ?

Quand on parle de management et d’intelligence émotionnelle, on parle de l’axe plus humain de la gestion d’une équipe ou une entreprise. Manager implique motiver et gérer le travail d’un groupe de personnes afin de réussir un objectif commun et, également, la prise de décisions. Pour rappel, une des caractéristiques principales de l’intelligence émotionnelle est celle de contrôler et d’utiliser les émotions. Dans le cas du management, cette utilisation est au service de la prise de décisions, entre autre. Un bon manager connaît le risque de prendre une décision sous une émotion intense telle que la colère. Mais attention, si les émotions négatives peuvent avoir un influence sur la prise de décisions, prendre une décision importante sous l’euphorie d’une bonne nouvelle est également un risque à éviter !

Quel(s) conseil(s) donneriez-vous pour développer son intelligence émotionnelle ?

Travailler l’intelligence émotionnelle implique un travail sur l’empathie et l’écoute de soi-même. Même si cela paraît simple, commencer un journal intime autour des émotions intenses qu’on peut vivre au quotidien, ou bien pratiquer l’écoute active avec un collègue, peut nous mettre sur la bonne route pour l’identification et la compréhension des émotions. Si l’on veut s’impliquer plus en profondeur, la pratique du théâtre ou du rôle playingest sont des excellentes manières de plonger dans l’univers des émotions !

Plusieurs neuropsychologues parlent du lien entre l’intelligence émotionnelle et la danse ou le mouvement comme Lucy Vincentou Julia F. Christensen, quel est votre point de vue ?

Toute émotion basique a une expression physique et comportementale claire. Notre corps modifie sa posture et ses gestes en fonction de l’émotion ressentie, mais cette route n’est pas unidirectionnelle. Tout comme le cerveau envoie des informations au corps pour exprimer une émotion, les postures qu’on adopte peuvent influencer certaines émotions. C’est quelque chose qu’on voit clairement à travers les arts scéniques comme la danse ou le théâtre. On parle ici de programmation à travers la posture. A la vue de cette réciprocité entre le corps et le cerveau, il serait logique de penser qu’un entraînement dans le mouvement, en comment je bouge mon corps pour exprimer une émotion, m’aide à identifier et à comprendre plus en profondeur mes émotions et celles des autres mais aussi à les contrôler.

Vous avez mentionné lors de notre entretien l’importance de faire la différence entre le déclencheur d’une émotion et la cause ? Pourriez-vous nous expliquer ?

Faire la différence entre la cause et le déclencheur d’une émotion est probablement une des stratégies les plus apte à nous aider à gérer nos émotions et éviter les conflits. Par « déclencheur » on comprend tout élément externe à nous (parole, geste, comportement…) qui « réveille » une émotion. Par exemple, un téléphone qui sonne sans cesse au bureau et auquel personne ne répond. Une « cause », cependant, va être toujours un élément interne à nous, c’est un responsable intérieur tandis que le déclencheur est un responsable extérieur. La cause d’une émotion va toujours être liée aux besoins essentiels de l’être humain. Pour parler des besoins essentiels on va parler de la pyramide de Maslow. Selon cette théorie les besoins de l’être humain peuvent se classifier dans une pyramide où la base représente les besoins physiologiques, qui assurent la survie, et évoluent vers le haut jusqu’aux besoins plus complexes d’autoréalisation. Une émotion répond à la satisfaction ou l’insatisfaction d’un de ces besoins. Son objectif est d’exprimer cette satisfaction ou insatisfaction.

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