Rencontre avec Jessica Bonamy, de la compagnie Safra, et chorégraphe de la promotion 2017 de l’incubateur. 

Quel est ton univers chorégraphique ?

Mon univers chorégraphique est tissé en palimpseste, entre la danse et le théâtre, entre les mots et le geste. Il est fait de fantômes musicaux, de langues fantômes, de voix fantômes. Certains de ces fantômes sont joyeux et pétillants, enfantins, et d’autres profondément tourmentés. Mon mouvement oscille entre d’un côté des mouvements amples et fluides à la conquête de l’espace, emmêlés en torsions et en spirales ; de l’autre des mouvements d’orfèvre, compacts et expressionistes, entre contraction et détente. C’est l’humain et sa part d’invisible qui m’intéresse ; ma matière est le corps, un corps parlant, un corps qui parle. Pour plagier Kerry James quand il dit, « jn’étais pas rappeur, mais un révolté qui fait du rap », je pourrais dire : « J’n’étais pas chorégraphe mais fille d’immigrés qui avec la danse raconte et paraphe ».

Peux-tu nous parler de ta création en cours ?

Les Sans-voix, c’est un triptyque qui aborde avec douceur, angoisse, et dérision la question de l’exil, en déployant une poésie du silence. La pièce est née du désir de palper le silence. Le silence que je souhaite toucher du doigt est celui des langues que l’on ne parle plus, celui des cultures qui ne nous appartiennent plus et dont on ne comprend plus la mélodie. Des langues et des cultures qui sont devenues récessives, mais que nos corps pourtant continuent de porter, de transporter.
Pour la pièce, j’ai l’image de petits personnages sans voix – qui perdent leur voix ou dont la voix apparaît étouffée, ou dont la langue, étrangère, est incompréhensible – qui se bataillent avec leur intériorité. Et qui sont d’autant plus proches de nous que l’on entend leur silence. Des personnages qui tentent de communiquer en y échouant toujours, mais qui créent un pont sous le son, derrière les mots, avec leur corps, avec leur « gestes-paroles ». J’ai toujours été frappée par le fait que le silence est si manifeste – le véritable silence n’existant pas comme l’incarne le 4’33’’ de John Cage – et j’ai toujours été émue par le lien entre silence et souffle. Aussi, ce désir de palper l’impalpable, je prévois de le poursuivre en composant avec le souffle, en mettant en scène ce moment où le son se tait, se coupe, faisant alors apparaître le souffle et son ossature.
La danse y sera brandie comme une parole silencieuse ; mise en scène ; en perspective. Recouvrant les mots et le son, pour faire entendre autre chose. Attraper le silence avec le souffle du corps, c’est aborder l’exil, mais de biais. En s’attachant à ce qui a dû se taire à l’intérieur de l’exilé. Compression de mille sons, le silence est une véritable vibration, une fréquence fondamentale du monde.
Je travaille avec deux superbes interprètes Alanne Fernandez et Amalia Alba ; toutes trois avec nos physiques et nos approches de la vie très différentes formons une architecture vraiment intéressante pour incarner les « Sans-voix ».

Pourquoi avoir postulé à l’incubateur de La Fabrique de la Danse ? Qu’attends-tu de ce programme d’accompagnement ?

Je recherche depuis longtemps un encadrement pour mon activité de chorégraphe et de porteur de projet, qui demande nécessairement de savoir jongler entre différentes casquettes. Je dois dire que ce sont les qualités humaines de l’équipe de La Fabrique de la Danse qui m’ont tout d’abord séduite. Des qualités d’écoute, de respect, de créativité, de self-made-man. Par ailleurs, l’aventure de l’incubateur propose quelque chose de très précieux dans notre contexte socio-culturel : un accès populaire et démocratique à la formation pour porteurs de projets chorégraphiques, faisant tomber quelques-unes des digues illégitimes qui encadrent la profession.
De cette formation, j’attends l’acquisition de compétences en matière de gestion de mon projet, au niveau du développement d’un réseau, au niveau administratif et financier. La possibilité d’avoir des interlocuteurs réguliers qualifiés et bienveillants sur les différents enjeux de ma création et du développement de ma compagnie. J’attends des rencontres artistiques ; un feedback sur mon travail artistique. Je me réjouis du travail avec l’artiste Christine Bastin. J’espère ainsi donner plus de visibilité à mon travail chorégraphique.

Quels ateliers vas-tu mener avec les danseurs de Danse en Seine ?

Je souhaite proposer des ateliers autour de ma pièce, et leur transmettre ce corps parlant, entre le geste et la parole qui fait partie de ma recherche chorégraphique. Je leur amènerai des phrases chorégraphiques issues de ma gestuelle et de celle de la pièce, et ce sera une base pour faire de la mise en espace, de la mise en relation, entre objets et danseurs ; entre danseurs. En partant de cette partition commune, on pourra rapetisser ou agrandir le mouvement, le ralentir ou l’accélérer, le décaler dans le temps et dans l’espace , pour créer du lien, et du sens.
Je mettrai l’accent sur l’intention dans le mouvement, et les danseurs pourront creuser cette thématique de fond : comment habiter son geste, le nourrir à travers les phrases chorégraphiques proposées.

Photo : Yann Gouhier

En savoir plus :
– Les chorégraphes de la promotion 2017