Le 13 avril dernier, La Fabrique de la Danse organisait sa première table-ronde sur le thème « Ces plateformes innovantes utilisées par les chorégraphes » au CENTQUATRE-PARIS, modérée par Anna Chirescu, danseuse et cofondatrice de C’est Comme Ca qu’on Danse. Autour de la table, pour échanger leurs expérience : Améla Alihodzic (chargée de production Kaori Ito), K Goldstein (compagnie Keatbeck), Aurélien Guillois (Cultureveille.fr) Céline et Cain Kitsaïs (chorégraphes) et Catherine Zavodska (DanseAjourdhui.fr). Christine Bastin, directrice artistique, était dans le public, et nous livre ses impressions. 

Voilà, quelques petites choses (très importantes), que je retiens de cette table-ronde, notamment autour de ce « gros mot » : le média, qui peut faire craindre la primauté du virtuel sur l’être réel… Et une certaine « déshumanisation », surtout quand on connait mal comme moi, tous ces outils. Et bien en fait, non !

Une phrase d’Aurélien Guillois, l’un des intervenants et fondateur de cultureveille.fr, m’a particulièrement marquée : « Il ne faut pas « se rêver », à travers le média… Plus les contenus y sont légers, mieux c’est, car l’idée est d’abord de créer un lien émotionnel… Le média, c’est d’abord l’élan de partager, l’envie de partager… »

IMG_8794 copie

Aurélien Guillois et K Goldstein

Ce qui est rassurant, dans ces mots, c’est que c’est l’envie de communiquer qui prime et qu’il ne faut pas considérer le média comme l’armoire insensible et indigeste de tous nos savoirs. Ou comme le reflet rêvé de soi-même. Car c’est là pour le coup, que le virtuel devient mensonge… Avec un « soi », donné à voir, qui n’existe pas.

Quant aux chorégraphes qui chorégraphient directement sur une plate-forme virtuelle, comme Céline et Caïn, qui sont chorégraphes du jeu vidéo Just dance, leurs témoignages sont aussi très intéressants : « Notre public n’est pas dupe de ce que nous créons : il faut que chaque « danseur » virtuel soit un personnage, avec une histoire particulière, et que sa danse « raconte » quelque chose du personnage qu’il est. »

En fait, ils sont en train de dire que si le personnage n’a pas une intériorité qui lui est propre, et une danse qui lui ressemble, ça ne marchera pas auprès du public. Le média ne gomme pas cette nécessité de l’état intérieur propre à chaque chorégraphe en train de s’écrire… et perçu intuitivement par le public. Quelle bonne nouvelle !

IMG_8778

Cain et Céline Kistaïs

Et une belle histoire aussi : tous ces gens sont là, devant leur écran, en train de danser seuls, comme plein d’autres, même si c’est dans un temps décalé, et un jour, l’un d’eux écrit à Céline, pour lui dire que c’est avec leur jeu vidéo qu’il a appris à danser… Et qu’il est maintenant inscrit dans une école de danse… bien réelle ! Et que c’est grâce à eux !

Tous les chemins mènent à la danse et celui-là était bien vivant ! Finalement je me dis que ce sont les fruits qui nous disent la qualité de l’arbre qui les fait pousser. Si tu doutes de toi, regardes les fruits que ton travail fait éclore… Et vive la multiplicité des arbres tant que leurs fruits sont nourrissants.

Un des participants a exprimé son inquiétude : la chorégraphie virtuelle ne risque-t-elle pas de remplacer le « spectacle vivant » ?

C’est une vraie question dont le philosophe Paul Virilio a longuement parlé à propos des réseaux sociaux: l’humain peu à peu se désincarne et par le virtuel, l’instantané, ne croit plus qu’en l’instant, et nie le réel, le temps et la mort… Les artistes du spectacle vivant, comédiens, danseurs, etc. seraient peut-être les derniers à se reconnaître les vivants d’un monde humain, liés au cycle de la naissance, de la vie, du vieillissement et de la mort…

Je n’ai pas senti ce risque de la négation du vivant, lors de la table ronde… De par la qualité des intervenants et de par leur façon d’aborder les médias. En effet, ils les utilisent mais ne leur sont pas soumis et gardent intact leur désir d’être aussi des artistes du spectacle vivant… et leur inspiration « crève » l’écran !

IMG_8771

Les nouveaux médias sont pour eux l’occasion d’inventer de nouvelles règles d’écriture, de s’adapter à des formats courts, d’aller à la rencontre d’un tout nouveau public, de se faire connaître hors des circuits classiques et de plus en plus fermés, de bénéficier de la spontanéité d’un public sans intermédiaires, de rendre des rencontres possibles avant et après les spectacles, d’entretenir des liens, de trouver des « hébergeurs d’artistes » (Host an artist), des mécènes (le crowdfunding)… et aussi de faire exploser la précieuse notion de droits d’auteurs : oui, il y a un risque à livrer son travail à tout vent sur les réseaux, mais en même temps, on y donne ce qu’on veut et si on le fait, c’est parce qu’on a envie de partager, quitte à accepter implicitement une « récupération » possible par d’autres. Tout dépend bien sûr de la nature de la récupération (plagiat ? inspiration ?). Le sujet est quand même très très délicat. On l’a vu avec la loi Hadopi et la musique en accès libre sur internet. La question que je me pose (et je n’ai pas de réponse), c’est : faut-il lâcher prise, en partie, avec cette histoire de droits d’auteur et de propriété artistique. La chorégraphe en moi, crie que non, il faut préserver ce qui est notre œuvre, notre travail, le fruit de notre intimité… Et en même temps, j’essaie d’imaginer un temps futur où on reconnaitrait que l’œuvre nous a traversé, mais qu’elle doit se redonner aussitôt, riche de tout ce qui nous a inspiré et à son tour, source d’inspiration pour d’autres… Puisque tout est connecté et qu’il n’est pas juste de se croire le seul acteur, auteur, créateur de ce que l’on est. L’idée est belle mais j’ignore totalement si je serais capable de la vivre… Parce que l’on tente d’en vivre justement, de notre création. Qu’on y met le plus secret de nous… Et que nous sommes encore à l’ère où nous valorisons l’auteur, le créateur, la personne… C’est humain… Et pourtant, on sent bien que l’œuvre nous traverse : des choses d’avant nous, que l’on perçoit, que l’on transforme, et qui ressortent de nous… Des choses d’après nous que l’on pressent… En fait nous sommes des « metteurs à jour » de l’invisible, à un moment donné. Chacun à notre façon…

Personnellement, je me sens incapable de « copier » une œuvre vue sur internet ou ailleurs. Et je n’en ai aucune envie car ce qui m’intéresse, c’est d’inventer. Par contre, si l’œuvre vue me touche, me parle, m’émeut, me dérange… Quelque chose d’elle continuera de vivre en moi, comme une alerte, une promesse d’éveil, de renouveau, parce que je me sens toujours assoiffée d’émotions artistiques.

Alors, dans ce sens, donner un peu de son travail sur internet, et être détonateur d’émotions, de vibrations, de joie, de questions pour l’autre… Voilà le sens de l’art… Avant toute considération de prix, de droit, de propriété… Et tentons de faire confiance au respect de chaque artiste pour l’œuvre de l’autre.

IMG_8756

K Goldstein et Anna Chirescu

Les risques possibles avec les nouveaux médias

Le zapping, l’incapacité à se concentrer longtemps, le côté « chronophage » comme dit K Goldstein, chorégraphe de la compagnie Keatbeck, que suscite la vidéo : quand on travaille sur la vidéo, on ne voit plus le temps passer. On n’en a plus conscience… et la vie passe !

C’est comme si la fascination de l’image , l’illusion de la perfection possible, la tentation de la perfection, nous tenait dans ses filets !

Alors que le chorégraphe, le danseur du spectacle vivant, et les spectateurs font l’expérience du temps qui passe, de l’imperfection, de la finitude liée à notre condition d’humain. Un spectacle vivant « parfait » n’existe pas… et heureusement ! Sinon quel public rencontrerait–il ? Quel spectateur peut s’identifier à la perfection et vibrer dans une histoire commune avec les artistes, si ceux-là ne sont pas « de ce monde » ?

Le spectacle vivant nous fait à tous ce cadeau de nous sentir à la fois vivant, capables de recevoir des émotions, des vibrations de corps avec lesquelles nous pouvons être en empathie, et d’entrevoir le meilleur en nous, grâce au chemin de transcendance ouvert par l’artiste.

Améla Alihodzic

Améla Alihodzic

Une dernière réflexion autour du fait qu’un quart des participants a suivi la table-ronde, avec son téléphone allumé dans la main !

Alors, nouvelle génération ? Capable de suivre plusieurs infos en même temps entre le direct et le virtuel ? Difficulté à se concentrer ? A creuser une réflexion ? Ou nouvelle façon d’accumuler des informations et de trier plus tard… Avec d’autres ? Et pas forcément les gens présents ? Ou besoin d’être ici et ailleurs en même temps ? Donc, déjà connectés ailleurs ? Avec une seule partie de soi, ici ? Ou une urgence ? Plus urgente que l’urgence d’être là ? Ou parce qu’on a pas le choix ?

La relation à l’ici et maintenant ne serait pas le plus important ? Et ces gens là, ces intervenants-là, pas plus importants que ça, non plus  ? Juste des transmetteurs de questions ?

Je me demande : préservons-nous encore des instants, sans aucun écran, qui nous aspire hors de nous ? Des temps où l’on est pleinement présents à ceux que l’on aime ? Avec eux et juste avec eux. Dans un pur présent sans sollicitations du passé et de l’avenir, et de tous ces absents qu’on laisse s’immiscer dans notre vivant du moment…

Et en avons-nous toujours envie de ce pur présent ?

En tout cas, quand on entre dans une salle de spectacle, c’est que l’on croit encore et toujours à ce temps d’écoute et d’amour, à ce partage privilégié sans perturbations aucune, autour du mystère de l’art.

IMG_8797

Catherine Zavodska

Alors voilà pour terminer , quelques mots sur Catherine Zavodska, spectatrice amoureuse du spectacle vivant, qui a créé avec le site DanseAujourdhui.fr, une communauté de spectateurs, qu’elle invite à aller voir des spectacles, en les conseillant, en les accompagnant, en les sensibilisant… En les aidant surtout, au milieu d’une quantité phénoménale d’informations, à discerner ce qui pourrait leur parler, et en partageant avec eux ce qui la touche elle-même, en les invitant aussi à être des « mécènes », pour les artistes qui les ont touchés… Encore une nouvelle façon d’amener le public à l’art et de l’encourager, de tisser un lien presque direct entre artistes et spectateurs.

Une telle initiative « volontaire et privée », permet de réinventer une nouvelle place pour l’art au milieu des gens et dans la vie. Une nouvelle façon aussi de réaffirmer la place du public comme décideur possible de ce qu’il veut voir et soutenir.